mardi 8 juillet 2008

Déclaration de Monsieur Joël Schmidt

Lors de la cérémonie de remise des prix, par une noble discrétion qui le caractérise, Joël Schmidt, craignant que ses paroles ne retardent excessivement le moment attendu par tous les candidats - dont certains devaient prendre un train en fin de soirée pour rentrer au Mans, à Avignon, à Metz, à Nancy et à Strasbourg -, n'a pas prononcé le discours qu'il avait préparé. Nous tenons aujourd'hui à le publier sur le blog du Concours, et nous remercions Joël Schmidt pour la force et la simplicité de son propos.
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Mes chers Amis,
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Je suis particulièrement heureux et fier de présider cette remise des prix du Concours européen Cicero, et j’ai quelques remords d’avoir un peu malmené, dans mon livre sur Jules César, l’écrivain, orateur et homme politique romain, suivant peut-être en cela un peu trop les traces de celui qui fut incontestablement au XXe siècle le maître de l’histoire romaine en France, Jérôme Carcopino.
Remords en effet, car Cicéron qui prête son nom au Concours européen mérite qu’on loue en lui celui qui introduisit les lettres et la philosophie grecques à Rome, et par conséquent a permis à la pensée occidentale - et plus particulièrement européenne - de se nourrir d’une manière d’être, de vivre et de penser qui sont communes à nombre de peuples, spécialement méditerranéens, représentés aujourd’hui par les primés et magnifiés en quelque sorte par Patrick Voisin qui a bien compris qu’il ne peut y avoir d’Europe sans culture commune et que celle-ci passe par le creuset des civilisations méditerranéennes, par ses passerelles spirituelles et intellectuelles inaliénables et comme éternelles.
Et ce n’est pas un hasard si l’un des deux sujets de traduction qui a été choisi pour le concours est extrait du De Officiis, sorte de testament existentiel et intellectuel qu’écrivit Cicéron à son fils, sentant qu’il allait engager contre Marc-Antoine une lutte inexpiable dont il ne sortirait pas vivant. Ce passage, où la société humaine est comparée à un essaim d’abeilles, s’appuie sur l’esprit de solidarité mais aussi, comme le dit Cicéron, sur l’amour de la connaissance et de la recherche de la vérité, de même que le courage, qui nous distinguent alors des animaux féroces. Comme quoi il n’est point de cohésion humaine et d’entraide sans la culture.
Ma passion pour la civilisation latine et pour le latin, je la dois à quelques maîtres de Sorbonne inoubliables ; je pense en particulier à Henri-Irénée Marrou dont j’ai suivi un séminaire d’épigraphie latine chrétienne au commencement des années 60. Je la dois aussi à William Seston, moins connu aujourd’hui, mais qui fut un des grands spécialistes de l’empereur Dioclétien et de la Tétrarchie, et enseigna également l’épigraphie. Car c’est à travers l’épigraphie latine païenne et chrétienne que je me suis senti proche des Romains, qui me transmettaient en quelques lignes une émotion, un art de vivre et de mourir, ainsi qu'avec les fameuses titulatures des empereurs romains à partir desquels il était déjà possible de construire l’histoire de leur règne. C’est par ce style épigraphique par essence laconique mais qui donne au mot toute sa puissance et sa valeur singulière que je suis parvenu ensuite aux textes latins et que j’en ai mieux compris la spécificité et l’originalité. On en est revenu, heureusement, sur cette idée toute faite que les latins n’étaient que des imitateurs des Grecs. C’est en particulier à Pierre Grimal, que j’ai évidemment connu, que nous devons cette réhabilitation du latin comme langue fondamentale, véhiculant une civilisation et une pensée romaines originales, et des dieux qui ne le sont pas moins, victimes des assimilations hâtives avec des divinités grecques. Le mythographe que je suis m’aura permis de comprendre aussi que les Romains ne sont pas des copieurs et des imitateurs mais qu’ils sont de véritables créateurs d’une civilisation à prétention universelle dont la tolérance, quoi qu’on en ait dit, pourrait souvent nous servir de modèle.
Il me plaît que les épreuves de culture du concours aient été consacrées à Héraklès/Hercule, et même à faire quelques différences entre les deux, même si ce héros est devenu international, sans doute parce qu’il a accompli ses exploits sur des territoires différents et que toute la symbolique de son travail, même pour les plus ardus et souvent les plus utiles et les plus pratiques, est un enseignement qui n’a pas de frontières.
Tout comme je ne saurais trop louer qu’on ait choisi comme autre épreuve de traduction un passage des Annales de Tacite. Et ce passage est un de ceux qui m’a toujours fasciné par l’extraordinaire intelligence, par la prescience de l’empereur Claude que Rome n’est plus dans Rome, comme le fait dire Corneille à Sertorius, mais que sa vocation à la fois tolérante et universelle l’oblige moralement à intégrer des étrangers, des citoyens trop longtemps considérés de seconde zone en son sein. Comme il est astucieux cet empereur contrefait, spécialiste des Etrusques, de nous dire que lui-même n’est pas romain stricto sensu, mais de nationalité sabine, que de la ville d’Albe sont originaires les ascendants de César, que les sénateurs ne sont plus des romains de pure souche, et que de grands romains sont nés au delà de la plaine du Pô, des guerriers des provinces, de l’Espagne, de la Gaule Narbonnaise, et que leur loyalisme ne s’est jamais démenti. Des étrangers ont régné sur nous, n’hésite pas à dire l’empereur Claude, des fils d’affranchis ont été des magistrats et cela depuis des siècles. Qui oserait dire que cette ouverture d’un empereur ne doit pas nous servir d’exemple et que le latin et son histoire ne sont pas des facteurs d’intégration, de partage et d’union ? Certains d’entre vous n’ignorent pas que cette entrée des « étrangers », je mets le mot entre guillemets, a été gravée sur l’airain dont une partie se trouve aux Musées des antiquités de Lyon, et que c’est passionnant de voir comment Tacite, l’historien, réinterprète un texte de loi et le change en commentaire historique.
Je voudrais conclure à ce sujet sur le témoignage, qui rejoint les objurgations de l’empereur Claude aux sénateurs encore xénophobes et récalcitrants, fait lors d’un colloque qui eut lieu le 15 mai 2004 à l’Alliance Française, colloque auquel j’ai participé et qui était présidé par l’infatigable Jacqueline de Romilly. Ce témoignage m’a bouleversé comme il a emporté ma conviction : un professeur de banlieue, mais peut être est-il présent dans la salle, comme certains d’entre vous qui étaient dans la salle de l’Alliance Français il y a quatre ans, ce professeur de banlieue nous a expliqué comment il apprenait le latin à ses élèves de multiples ethnies, dont beaucoup méditerranéennes, et comment dans ces classes dites difficiles il parvenait, grâce à cet enseignement du latin, à souder une classe dans un intérêt commun pour cette langue dont on pourrait dire, en parodiant Lamartine définissant la langue allemande, qu’elle a les longs replis du manteau d’une reine. Donc ce professeur savait tirer de la syntaxe et de la construction du latin tout le parti ludique nécessaire ; comme il rendait fiers ces élèves souvent mis à part, décriés et ayant perdu confiance en eux-mêmes, d’apprendre ou de jouer avec la langue latine qui soudain n’était plus réservée à une petite élite, mais qui était faite pour eux également !
Pour réhabiliter la langue latine, il est essentiel de la débarrasser de cet élitisme qui est presque une accusation, ou alors nous sommes tous des élites, et je n’ai pas hésité à présider ce Concours Européen Cicero dès que Patrick Voisin me l’a proposé, ayant compris que le latin, tout comme la pensée grecque et mythologique, unissait les représentants des nations qui avaient accepté cette émulation intellectuelle et en faisait un ferment d’universalité, ce qui fut, dans l’antiquité et de tout temps, une vocation première.
Honneur donc à ceux qui ont eu le courage de plancher sur ce concours, ils ont bien mérité de la patrie des lettres latines ; qu’ils soient primés ou non… peu importe ; l’essentiel, comme disait le Baron Pierre de Courbertin en refondant les Jeux Olympiques en 1896, c’est de participer. Et je reprends la formule de Patrick Voisin, dont nous pouvons applaudir le succès d’un projet dont on peut penser qu’il fut un énorme travail pour qu’il soit mis en place et se déroule au mieux : Gratulationes omnibus !
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Joël SCHMIDT